‘Le pouvoir du chien’ : de la littĂ©rature au cinĂ©ma

Benedict Cumberbatch y Jesse Plemons en

😍 2022-03-26 03:56:41 – Paris/France.

Au commencement Ă©tait le verbe, si bien que, naturellement, avant le cinĂ©ma il y a la littĂ©rature. La relation entre les deux disciplines semble si Ă©vidente qu’on oublie souvent qu’il s’agit de langues diffĂ©rentes et que, par consĂ©quent, une histoire ne peut pas ĂȘtre la mĂȘme lorsqu’elle est transfĂ©rĂ©e d’un support Ă  un autre. Le cinĂ©ma et la littĂ©rature Ă©clairent divers fragments d’un mĂȘme objet : l’humain. Et en tant qu’humains, il est enrichissant de chercher le lien entre la littĂ©rature et le cinĂ©ma, c’est-Ă -dire la poĂ©sie qui, dans les deux cas, est faite d’images (les unes littĂ©raires, les autres cinĂ©matographiques).

Pour discerner ce qu’il y a de poĂ©tique dans le cinĂ©ma et la littĂ©rature, le roman le pouvoir du chien Ă  partir de Thomas sauvage. EmmenĂ© au cinĂ©ma par Jeanne Campion en 2021 est une magnifique adaptation et il vaut la peine de la voir cĂŽte Ă  cĂŽte avec le texte original, prenant peut-ĂȘtre pour prĂ©texte le fait que demain, lors de la cĂ©rĂ©monie des Oscars, le film concoure pour douze Oscars. Gagner ou pas, Campion’s est un chef-d’Ɠuvre.

Einstein dit dans le sens du cinĂ©ma: « Donnez Ă  Coleridge un mot vivant d’un vieux conte; le mĂ©langer avec deux autres dans son esprit ; puis (en utilisant des expressions musicales) avec trois sons il composera, non pas un quatriĂšme son, mais une Ă©toile ». C’est ce qu’a fait Campion : avec des images, il a crĂ©Ă© une star.

Le roman, le pouvoir des mains

Les mains parlent. C’est ainsi que Savage semble croire dans son roman, le pouvoir du chien, s’arrĂȘte avec curiositĂ© pour faire le portrait parlĂ© des mains de ses protagonistes. Les doigts de Phil, d’abord, l’éleveur qui tout au long de la piĂšce devient une personnification du mal. Le texte commence par Ă©voquer une image qui met en lumiĂšre le travail de ces mains : « Phil a toujours Ă©tĂ© en charge de la castration ». Si on a vu le film ou lu le roman, on sait que cette image est essentielle pour comprendre le climax, la mĂ©canique du meurtre. Phil fait son travail d’éleveur sans gants parce qu’il « a minimisĂ© les ampoules, les coupures et les Ă©clats et s’est moquĂ© de ceux qui se protĂ©geaient avec des gants. Phil avait des mains sĂšches, puissantes et agiles. » L’image des mains sert au romancier pour dĂ©crire le caractĂšre de ses protagonistes. Phil « s’installait dans le fauteuil de barbier de Whitey Judd et posait ses longues mains fines et calleuses immobiles sur les accoudoirs frais, ses cheveux tombant autour de lui en petits tas sur le sol carrelĂ© blanc. »

Cette image, les mains de Phil dans le roman le pouvoir du chien, n’est pas faite de peintures statiques mais plutĂŽt de peintures en mouvement, de portraits qui contrastent avec la nature ; Ils sont votre Ă©tat Ă©motionnel. Ce contrepoint gĂ©nĂšre en nous l’illusion du rĂ©el, c’est-Ă -dire la mimesis, l’art : « Phil [usaba la cabeza, lo cual] cela a dĂ©concertĂ© les acheteurs et les vendeurs de bĂ©tail qui supposaient qu’une personne qui s’habillait comme Phil, qui parlait comme Phil, devait ĂȘtre simple et analphabĂšte, une personne avec ces cheveux et ces mains. Je veux dire, Phil a des curiositĂ©s intellectuelles comme son antagoniste, Pete. MalgrĂ© le fait qu’au fur et Ă  mesure de l’intrigue on mĂ©prise de plus en plus Phil, force est de constater que, comme Pete, il est dĂ©tenteur d’une sensualitĂ© attirante. Phil est peut-ĂȘtre « un chien » mais, grĂące aux images que ce roman Ă©voque en nous, nous nous sentons connectĂ©s Ă  eux ; le portrait de ces mains calleuses, en quelque sorte, nous touche. Et on parvient Ă  sentir ce qui vibre sous la peau : « pendant les mois d’hiver, il ne se baignait pas. Les frĂšres n’avaient jamais Ă©tĂ© montrĂ©s nus l’un devant l’autre ; la nuit, avant de se dĂ©shabiller, ils Ă©teignaient les lumiĂšres Ă©lectriques, les premiĂšres de toute la vallĂ©e ».

Un Ă©rotisme inquiĂ©tant Ă©mane des peintures proposĂ©es par Savage qui transcende la description de la beautĂ© sauvage qui entoure toute l’histoire. Comme si l’auteur nous donnait sournoisement une raison d’aimer, comme Pete, l’homme qui dĂ©truit sa mĂšre et qui ressemble tant Ă  l’éleveur pour lequel son pĂšre s’est suicidĂ©. On devine alors que Phil est en rĂ©alitĂ© un bel homme, l’incarnation d’un plaisir cruel, d’une nature qui ignore tout de l’enfantillage. «Comment Phil aimait le foie de wapiti. De nuit [acampaba con su hermano] au bord des arbres. Ils s’assirent en tailleur devant le feu et parlĂšrent de l’ancien temps et des projets d’une nouvelle grange qui ne se matĂ©rialisĂšrent jamais car cela signifierait dĂ©molir l’ancienne ; ils dĂ©roulaient leurs sacs de couchage cĂŽte Ă  cĂŽte et Ă©coutaient ensemble dans l’obscuritĂ© le murmure d’un minuscule ruisseau, pas plus large qu’un pas d’homme, la source mĂȘme du fleuve Missouri. Ils se sont endormis et quand ils se sont rĂ©veillĂ©s, ils ont trouvĂ© le givre ».

L’érotisme homosexuel de Savage devient inquiĂ©tant Ă  mesure que s’annonce l’apparition de Pete, l’antagoniste, le garçon effĂ©minĂ© qui finira par ĂȘtre comme une force de la nature. Nous connaissons aussi Pete par ses mains. Phil les utilise pour castrer les animaux, Pete pour faire collages et s’abandonner Ă  une sensualitĂ© d’une toute autre nature : « ce qui caractĂ©risait les dessins que Peter choisissait, dĂ©coupĂ©s et collĂ©s de ses mains pĂąles, c’était le luxe et le bien-ĂȘtre : scĂšnes de gens naviguant sur des paquebots, dĂ©part d’un premier train, collections de bijoux, maisons de campagne anglaises, rideaux Ă©pais, bagages en cuir, Newport Beach et les automobiles qui y amenaient les baigneurs Ă  la mode. Ces deux personnages que Savage met en scĂšne avec le caractĂšre de ses mains constituent une narration Ă  la maniĂšre de Beethoven. Le romancier, comme le musicien, oppose des thĂšmes antagonistes. Mais le sauvage Phil et le doux Pete partagent, outre une curiositĂ© intellectuelle, une libido trĂšs similaire : celle de quelqu’un qui a besoin de rĂ©flĂ©chir et d’observer pour se sauver.

Thomas Savage Ă©crit que Pete est taquinĂ© Ă  l’école jusqu’au jour oĂč le garçon dĂ©cide de se dĂ©fendre. « Il a commencĂ© Ă  se prĂ©cipiter sur eux et Ă  arquer ses maigres Ă©paules, mais soudain il s’est arrĂȘtĂ©, regardant d’abord l’un puis l’autre ; Fred, qui se rendait chaque jour Ă  l’école sur une selle Ă  cinquante dollars ; Dick, le fils du barman, qui Ă©crivait sur les murs de la salle de bain, qui avait fait un trou pour espionner les filles, et dont les notes en classe Ă©taient presque aussi bonnes que celles de Peter ; le sournois Larry, qui pesait maintenant environ deux cents livres et souriait souvent sans dire grand-chose. Et tandis qu’il les regardait, Pete sut, avec une sagesse aussi tempĂ©rĂ©e qu’un vieil homme rusĂ©, qu’il devait traiter avec eux selon leurs propres conditions, pas les leurs. » Cette sagesse du « vieil homme rusĂ© » est le grand thĂšme du roman. Et Jane Campion le transfĂšre grĂące Ă  la poĂ©tique que, comme on le verra, littĂ©rature et cinĂ©ma partagent.

Le film : le pouvoir de regarder

Comme on le sait, le pouvoir du chien Elle est basĂ©e sur le Psaume 22. La poĂ©sie hĂ©braĂŻque fonctionne, comme la philosophie hĂ©gĂ©lienne et la musique de Beethoven, en opposant des idĂ©es, des thĂšmes, des images. Un tout petit exemple : « Mon Dieu, je pleure pendant la journĂ©e. Et la nuit pour moi il n’y a pas de repos. L’opposition jour-nuit donne une « rime » au psaume. La mĂȘme chose se produit avec les mots homme-ver, lion-taureau, lion-chien. Plaçant les mots aux endroits stratĂ©giques, Le Psalmiste construit la poĂ©sie biblique. Quelque chose de semblable fait le cinĂ©ma. Le premier Ă  le proposer fut Eisenstein en le sens du cinĂ©ma. Il illustre avec la poĂ©sie et la littĂ©rature, avec Maupassant et Lorca, pour offrir une idĂ©e de ce que cela signifie montage, c’est-Ă -dire l’art du cinĂ©ma. Si l’on regarde une femme en noir, une tombe peut dĂ©duire qu’elle est veuve. C’est l’effet Kuleshov dont parlait Poudovkine : un visage « neutre » s’illumine de sens s’il est placĂ© Ă  cĂŽtĂ© d’une tasse de nourriture, d’un enfant ou d’un cercueil. Le mĂȘme visage offre au spectateur diffĂ©rentes Ă©motions.

Dans le film de Jane Campion, le pouvoir du chien, le rĂ©alisateur parvient Ă  recrĂ©er un univers de stars en composant avec diffĂ©rents tableaux. Comme dans cet exemple : Phil chevauche Ă  travers le pays sauvage, nous Ă©coutons de la musique. Regardez une riviĂšre. Des Ă©leveurs nus s’y baignent. Phil regarde les arbres; il enlĂšve sa chemise, s’agenouille, extrait un mouchoir parfumĂ© de son ventre. Ce doit ĂȘtre l’odeur de Bronco Harry car ses initiales sont brodĂ©es dessus. Phil se caresse le visage avec le mouchoir. Imaginez qu’ils s’embrassent ? Poetics a rĂ©ussi Ă  nous mettre dans la peau d’un Ă©leveur malveillant. L’art conspire pour que nous croyions savoir ce qu’il pense. Car le vert des champs, l’éclat du visage, les ombres et le torse nu, tout est lĂ  pour nous murmurer que cet homme est plein d’un dĂ©sir aussi coupable que doux. La chose gagne en intensitĂ© quand apparaĂźt, dans le tableau suivant, un garçon effĂ©minĂ©, avec un chapeau blanc, une chemise bien repassĂ©e et des chaussures blanches. Tout comme Beethoven dans la Sonate 23 : Jane Campion met enfin les uns devant les autres les thĂšmes, les personnages qu’elle a travaillĂ©s tout au long de ce chef-d’Ɠuvre. La lutte, le combat, le meurtre auront lieu.

Eros et la mort

Quand j’ai Ă©crit la critique le pouvoir du chien J’ai proposĂ© ma propre interprĂ©tation de la raison pour laquelle le film s’appelle ainsi. C’est, je pense, une claire allusion Ă  David, le roi d’IsraĂ«l. Et la confrontation avec Goliath, qui est Phil, bien sĂ»r. Le roman de Savage nous permet d’aller plus loin dans cette idĂ©e. Car si vous lisez attentivement, ce roman amĂ©ricain rappelle, par sa profondeur, l’un des sommets de la littĂ©rature russe : Les frĂšres Karamazov de DostoĂŻevski. La froideur de Pete a quelque chose de Smerdiakov, le filicide. Dans ce cas, cependant, le fils veut venger le suicide du pĂšre. Avec les images qu’ils ont travaillĂ©es tout au long de leur vie, Thomas Savage et Jane Campion proposent deux Ɠuvres qui tournent autour de l’éros et de la mort. Les images contrastĂ©es font apparaĂźtre la poĂ©tique. SensualitĂ© et humilitĂ©, vengeance et amour. Dans le frottement des idĂ©es complĂ©mentaires jaillit une Ă©tincelle. Il y a une sorte de lumiĂšre qui nous invite Ă  nous regarder.

QA​

SOURCE : Reviews News

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