Kae Tempest : « Je vivais avec ce secret brĂ»lant dans mon cƓur »

đŸŽ¶ 2022-03-12 10:30:00 – Paris/France.

Kae Tempest est perchĂ© Ă  une table Ă  l’extĂ©rieur d’un cafĂ© de la gare, jouant avec une cigarette. Murphy, le malamute d’Alaska de Tempest, s’agite Ă  mon approche et, en me chronomĂ©trant, Tempest remet la cigarette – toujours Ă©teinte – dans sa poche de poitrine. Pendant des annĂ©es, le long barnet bouclĂ© de Tempest Ă©tait un look de marque. Aujourd’hui, cependant, portant des baskets blanches, un jean retroussĂ© et une veste turquoise, leurs cheveux sont courts, un fondu soignĂ© qu’ils se surprennent encore parfois Ă  admirer, dit Tempest.

Nous nous rĂ©unissons pour faire une promenade Ă  Catford, au sud-est de Londres, Ă  la demande de Tempest ; un coin de la capitale qu’ils ont appelĂ© chez eux depuis l’enfance. PoĂšte, auteur et artiste prolifique, Tempest a passĂ© la majeure partie d’une dĂ©cennie Ă  parcourir le monde, mais quelque chose les a toujours ramenĂ©s ici. « Les gens me demandent pourquoi je suis restĂ© lĂ  », disent-ils. « C’est parce que je me sens si proche de cet endroit et des gens que j’ai connus toute ma vie ici. » Tempest, aujourd’hui ĂągĂ© de 36 ans, n’a jamais ressenti le besoin de s’échapper.

Nous marchons un moment, avant de nous installer sur un banc tranquille au bord de la riviĂšre. C’est fin janvier – complĂštement glacial. Tempest raconte comment, dans leurs premiĂšres annĂ©es, la langue et les paroles les ont aidĂ©s Ă  naviguer dans le monde – comment quelque chose a cliquĂ© lorsqu’ils ont commencĂ© Ă  rapper entre amis Ă  l’adolescence. Ils ont traversĂ© diverses scĂšnes, prenant le micro chaque fois que des opportunitĂ©s se prĂ©sentaient. Il y avait des soirĂ©es squat et des festivals hippies ; les raves de l’est de Londres.

« J’avais l’habitude de travailler dans un magasin de disques, et je sortais mĂȘme et me tenais dans la rue principale pour rapper des enfants perplexes Ă  l’arrĂȘt de bus. » Au dĂ©but de la vingtaine, Tempest a trouvĂ© la scĂšne de la poĂ©sie parlĂ©e. BientĂŽt, les rĂ©servations ont commencĂ© Ă  arriver, tout comme une offre d’écriture pour le thĂ©Ăątre. « C’est Ă  ce moment-lĂ  que j’ai senti ces voies s’ouvrir dans mon cerveau », explique Tempest. « Ce n’était pas seulement un rap de 16 mesures, mais une narration : intrigue, structure, thĂšmes. Je pouvais sentir mon esprit changer.

Cache-cache
 Tempest a mis prÚs de deux ans à parler de sa décision de sortir comme non binaire. Photographie : Wolfgang Tillmans

Tempest a une Ă©nergie excitĂ©e lorsqu’il raconte chaque projet passionnel et chaque carriĂšre. Mais lorsqu’il s’agit de discuter de sujets plus personnels lors de notre entretien, ils se coupent la parole – beaucoup de regards pensifs.

En aoĂ»t 2020, dans une publication Instagram, Tempest est sorti comme non binaire. Ils ont annoncĂ© que leur nom Ă©tait dĂ©sormais Kae (prononcĂ© comme la lettre K) et ont expliquĂ© qu’à l’avenir, ils utiliseraient eux/eux des pronoms. « J’ai essayé », Ă©crivaient-ils Ă  l’époque, « d’ĂȘtre ce que je pensais que les autres voulaient que je sois pour ne pas risquer d’ĂȘtre rejetĂ©. Cette dissimulation de moi-mĂȘme a conduit Ă  toutes sortes de difficultĂ©s dans ma vie. Et c’est un premier pas vers une meilleure connaissance et un meilleur respect de moi-mĂȘme. Au-delĂ  de cette dĂ©claration, cependant, c’est aujourd’hui l’une des premiĂšres fois qu’ils parlent publiquement de leurs expĂ©riences.

« La sortie a Ă©tĂ© Ă©norme », dit Tempest, timidement. « Une chose belle mais difficile Ă  faire publiquement. » Le processus a Ă©tĂ© semĂ© d’embĂ»ches et d’incertitudes. « C’est dĂ©jĂ  assez difficile de dire : ‘Hey regarde, je suis trans ou non binaire’, Ă  ses proches. Et j’ai cette vie jumelle au-delĂ  de mes amis et de ma famille.

Je ne comprends pas comment nos corps sont devenus un territoire de guerre

« Les personnes trans sont tellement aimantes, tellement belles », disent-ils. « Je pense Ă  ma communautĂ© et Ă  la force que j’ai des gens qui me disent que je n’ai pas Ă  vivre cela seul. » Tempest ressent le pouvoir de la visibilitĂ©. « Si je me cache et que j’ai honte de moi, c’est [as if] J’ai honte d’eux.

Tempest est sur un terrain plus solide et s’exprime Ă  travers son travail, et sa derniĂšre offre ne fait pas exception. Le mois prochain verra la sortie de leur quatriĂšme album solo, The Line Is a Curve. Leurs deux premiers albums ont reçu des nominations aux prix Mercury. Tempest a dĂ©jĂ  Ă©crit trois piĂšces de thĂ©Ăątre, un roman et six livres de poĂ©sie et a publiĂ© l’annĂ©e derniĂšre On Connection, leur premier ouvrage de non-fiction. « Mais ça commence Ă  me frapper Ă  quel point cet album est diffĂ©rent de tout le reste », disent-ils, « jusqu’oĂč il pourrait potentiellement aller. C’est atteindre quelque chose au-delĂ  de ce que les autres ont Ă©tĂ©.

Musicalement, The Line Is a Curve est certainement une affaire plus introspective et personnelle que ce qui prĂ©cĂšde ; Les prouesses lyriques et de performance de Tempest restent cependant constantes. Chaque morceau va en profondeur : « Je me sens m’ouvrir
 J’ai cessĂ© d’espĂ©rer, j’apprends Ă  faire confiance ; laisse-moi donner de l’amour, recevoir de l’amour et ne plus ĂȘtre qu’amour.

Pour la premiĂšre fois en huit ans, le visage de Tempest est Ă©galement inscrit sur l’Ɠuvre d’art. C’est un signe, disent-ils, de vouloir inviter les auditeurs, d’une maniĂšre qui semblait auparavant difficile. Tempest a passĂ© des annĂ©es Ă  chercher Ă  la fois les projecteurs et extrĂȘmement mal Ă  l’aise Ă  l’intĂ©rieur.

Tondus à nouveau
 Les cheveux new-look de Tempest. Photographie : Wolfgang Tillmans

« Pour les deux derniers disques », disent-ils, « je voulais disparaĂźtre complĂštement des aspects frontaux de l’industrie. » Il y avait une vĂ©ritable volontĂ© de laisser l’Ɠuvre parler d’elle-mĂȘme ; constamment aux prises avec le fait qu’en tant qu’écrivain, leur production Ă©tait suffisante, mais sortir de la musique signifiait ĂȘtre face au public. « Mais cette fois, je veux ĂȘtre diffĂ©rent. »

Cela ne signifie pas que l’ajustement est simple. « C’est difficile de te parler », admet Tempest. « Parce que je sais comment ça se passe. Que va-t-il se passer ensuite. Les personnes trans sont utilisĂ©es de ces maniĂšres Ă©tranges pour exprimer les peurs profondes des gens Ă  propos d’autres choses ; obsĂ©dĂ©s par des gens dĂ©pourvus d’humanité  » Les yeux humides, leur douleur est palpable. « Je ne comprends pas comment mon corps, nos corps, sont devenus un territoire de guerre. Ces corps dans lesquels nous avons vĂ©cu toute notre vie.

« J’ai arrĂȘté », dit Tempest, « mais ça vous dĂ©range si je fume? » Ils sortent et allument cette cigarette.


Deux semaines plus tard, je suis de nouveau assis en face de Tempest et Murphy, cette fois dans une cabine d’un studio d’enregistrement du sud de Londres. Quelques jours plus tĂŽt, ils avaient envoyĂ© un texto pour suggĂ©rer une autre rĂ©union. « J’ai hĂ©sitĂ© Ă  parler de moi la derniĂšre fois que nous nous sommes rencontrĂ©s », disent-ils lentement. Il y a une vulnĂ©rabilitĂ© Ă  leur voix. « Je sens que je dois ĂȘtre prudent. Je suis un conteur : je connais le pouvoir des histoires. À travers leur travail, bien sĂ»r, Tempest partage des instantanĂ©s de leur vie. Mais la poĂ©sie et la prose permettent de brouiller les dĂ©tails ; l’art peut exister dans l’abstrait.

« Tout cet album, et ce processus, et ma sortie, c’est moi qui me confronte Ă  l’idĂ©e de ce qu’est un musicien », disent-ils, « et en quoi cela diffĂšre d’ĂȘtre un dramaturge ou un auteur, oĂč vous pouvez ĂȘtre moins visible. » Une partie de Tempest aspire Ă  cette invisibilitĂ©. « En mĂȘme temps, de quoi ai-je peur ? C’est ma vie. » Peut-ĂȘtre, disent-ils, l’ouverture pourrait guĂ©rir. « La douleur de ce que c’était – d’ĂȘtre interviewĂ© ou Ă  la tĂ©lĂ©, cette douleur concerne aussi [gender] dysphorie », disent-ils. « Et parce que je fais quelque chose pour traiter ça, peut-ĂȘtre que ça ne va pas faire mal cette fois. »

« Je ne veux pas dire la mauvaise chose pour mon peuple », ajoutent-ils. Tempest ressent un sens des responsabilitĂ©s autoritaire. «Lorsque les questions trans sont Ă©voquĂ©es dans la presse, ce ne sont souvent pas les personnes trans qui parlent. Donc, dans ce moment rare, il y a une personne trans qui parle de choses trans, je ne veux pas merder ou gĂącher l’opportunitĂ©.

J’étais si diffĂ©rent que ça faisait flipper les gens : qui es-tu ? Qu’es-tu? Performant, je n’avais pas besoin de passer pour l’un ou l’autre sexe

Ils prennent une minute. Partager des histoires de leur passĂ©, explique Tempest, n’est pas facile. « Jusqu’à la pubertĂ©, j’ai vĂ©cu comme un garçon », disent-ils. « Les gens autour de moi disaient : ‘Tu es un garçon manquĂ©, tu vas t’en sortir.’ J’ai intĂ©riorisĂ© cela et j’espĂ©rais que je le ferais. Cela n’est jamais arrivĂ©. « La pubertĂ© Ă©tait dĂ©sorientante. Cela m’a apportĂ© beaucoup de douleur. »

Ce qu’ils ont mis sur la page n’a jamais Ă©tĂ© partagĂ©, mais mĂȘme alors, Tempest a trouvĂ© du rĂ©confort dans les mots et le langage. Et parmi leurs pairs, principalement des garçons hĂ©tĂ©ros et cisgenres, Tempest a Ă©tĂ© acceptĂ© avec amour et sans poser de questions. Rien Ă  dire. « Je n’étais qu’un des gars », disent-ils : ce sentiment d’ĂȘtre connu, l’une des raisons pour lesquelles ils n’ont jamais voulu quitter cette communautĂ©. « Mais quand j’ai rencontrĂ© quelqu’un de nouveau, j’ai dĂ» tout recommencer. Beaucoup d’enfants trans passent par lĂ . Et je n’avais pas de communautĂ© queer, ou les mots pour expliquer, alors je cachais constamment des morceaux de moi.

À la fin des annĂ©es 80 et au dĂ©but des annĂ©es 90, il y avait encore moins de comprĂ©hension et de soutien pour les enfants trans et non binaires. Tempest a luttĂ©. « J’avais un TDAH, une dĂ©pression, un trouble panique et aussi une dysphorie. J’avais du mal Ă  exister avec mon cerveau dans ce corps. Ils ont cessĂ© d’aller Ă  l’école, prenant Ă  la place les GCSE d’une unitĂ© d’orientation des Ă©lĂšves. « Je buvais beaucoup, je prenais trop de drogues. J’étais loin de chez moi pendant un certain temps. Tempest dĂ©veloppe cela dans On Connection : des nuits passĂ©es Ă  dormir dans des cimetiĂšres avec un meilleur ami qui Ă©tait accro Ă  l’hĂ©roĂŻne ; ĂȘtre retouchĂ© par un homme plus ĂągĂ© en Ă©change de biĂšre et de cigarettes. La honte qu’ils ressentaient Ă  propos de leur sexe, dit Tempest, Ă©tait dĂ©vorante.

« Tout ça pour dire que quand je faisais une fixation sur le lyrisme, le rap et la musique », poursuivent-ils, trouvant un flow, « c’était une vraie bouĂ©e de sauvetage. Un baume contre la douleur quand j’étais confus et malade. Au quotidien, la dysphorie Ă©tait une source de grande dĂ©tresse. « Parce que j’étais si diffĂ©rent des autres, ça les ferait flipper : qui es-tu ? Qu’es-tu? Les gens ne m’ont pas compris. Lors de l’exĂ©cution, c’était mon laissez-passer. Je n’avais pas besoin de passer pour l’un ou l’autre sexe.

TempĂȘte aux rĂ©pĂ©titions du National Theatre pour Paradise. Photographie : Helen Murray

La musique n’était pas seulement une Ă©vasion pour Tempest, elle dĂ©tournait Ă©galement l’attention des gens de leur corps. « Quand j’avais du rap et du lyrisme », dit Tempest, « c’est Ce que j’étais. Tout le reste a disparu. J’ai presque laissĂ© mon corps derriĂšre moi et je suis devenu artiste.

Ils Ă©taient dĂ©terminĂ©s Ă  rĂ©ussir en tant qu’interprĂštes. Mais ĂȘtre si visible est venu avec son propre ensemble de dĂ©fis. Soudain, ils Ă©taient «elle» et «elle» dans la presse; nommĂ© dans la catĂ©gorie meilleure femme. Les entretiens pourraient sembler dangereux. Ce n’est pas que la dysphorie ait jamais disparu, mais avec tous les yeux rivĂ©s sur eux, Tempest ne savait pas comment s’y attaquer.

« J’étais tellement dĂ©sespĂ©rĂ© de rĂ©ussir », disent-ils, « je voulais vraiment rĂ©ussir. Alors je l’ai simplement ignorĂ© et j’ai continuĂ©. Pendant longtemps, ma dysphorie m’a aussi Ă©tĂ© cachĂ©e. Depuis 10 ans, ça me ronge. L’inconfort croissant de : quand vas-tu faire quelque chose ?

Tempest rĂȘvait de se couper les cheveux. « Je le voulais tellement », disent-ils, « qu’à chaque fois que je voyais quelqu’un avec les cheveux courts ou une nouvelle coupe de cheveux, cela me faisait mal physiquement. » Pendant des annĂ©es, Tempest s’est senti pris au piĂšge dans leurs serrures plus longues : toutes les personnes a dit que couper ces longues boucles serait une parodie. C’est devenu symbolique : un bouclier derriĂšre lequel Tempest se cachait, oui, mais reprĂ©sentant aussi leur malaise omniprĂ©sent face aux attentes de fĂ©minitĂ©. « Je me suis convaincu que je ne pourrais jamais risquer de le couper », disent-ils. « Je me disais : ‘Si je le fais, pourrai-je encore monter sur scĂšne ? Les gens vont arrĂȘter d’écouter. C’est fou ce que la dysphorie vous fait.

« J’étais rĂ©signĂ© Ă  vivre la vie dans laquelle j’étais », disent-ils, « et puis peut-ĂȘtre qu’à 50 ans, quand j’ai arrĂȘtĂ© cette carriĂšre, j’ai pensĂ© que je pourrais enfin faire la transition. Mais de plus en plus, je ne pouvais plus le supporter. En janvier 2020, ils se sont coupĂ©s les cheveux courts. Leurs yeux s’illuminent lorsqu’ils Ă©voquent le sentiment de libĂ©ration. Et puis, la pandĂ©mie a frappĂ©. Pour la premiĂšre fois dans ce qui ressemblait à


SOURCE : Reviews News

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