đ 2022-10-07 15:00:00 â Paris/France.
Aura GarcĂa-Junco est Ă©crivain et scĂ©nariste, son roman le plus rĂ©cent est âMar de piedraâ. Augusto Mendoza est scĂ©nariste pour des films comme « Abel », « Chicuarotes » et des sĂ©ries comme « Tout ira bien ». Ambxs, membre de lâĂ©quipe dâĂ©crivains de âBelascoarĂĄnâ rĂ©alisĂ© par Rodrigo Santos.
Contrairement aux romans, cet espace de lâimaginaire individuel, les sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es/Streaming sont Ă©crites Ă plusieurs mains. Le scĂ©nario nâest que la premiĂšre Ă©tape dâun long voyage, mais câest celui qui marque la ligne de dĂ©part. Câest plus ou moins ainsi que nous voulons aborder cet essai Ă quatre mains sur Belascoaran, une sĂ©rie qui adapte les romans du dĂ©tective crĂ©Ă© par Paco Ignacio Taibo II (PIT II), se dĂ©roulant dans les annĂ©es 1970 et 1980 Ă Mexico, et qui sera diffusĂ©e ce 12 octobre sur Netflix. Câest-Ă -dire une sorte de Sherlock Holmes mais en plus tĂ©mĂ©raire et culottĂ©.
Si, comme on dit, toute traduction est une trahison, lâadaptation dâun livre dâune autre Ă©poque Ă une sĂ©rie 2022 est, semblant, le baiser de Judas Ă©levĂ© Ă la puissance dix. Bien que nous nâayons pas Ă©tĂ© complĂštement fidĂšles aux pages, nous pensons avoir Ă©tĂ© fidĂšles Ă lâessence du dĂ©tective de gauche latino-amĂ©ricain qui se bat, dans une tension douce-amĂšre, contre les forces du mal.
Et quelle est cette essence que nous prĂ©servons dans lâadaptation ? Commençons par le personnage central de cette saga. HĂ©ctor BelascoarĂĄn Shayne est un dĂ©tective indĂ©pendant et malheur Ă quiconque ose dire quâil est privĂ©. Des sociĂ©tĂ©s privĂ©es, comme General Mechanics, dont il dĂ©missionne face aux absurditĂ©s de la vie moderne Ă la fin des annĂ©es 1970. Bien que son nom ne sonne pas comme le classique voisin dâĂ cĂŽtĂ©, ne vous y trompez pas : ce dĂ©tective est profondĂ©ment chilango (comme ceux de Mexico sont appelĂ©s). Il aura lâun ou lâautre gĂšne (ou tous) des luttes de gauche dâoutre-mer, mais sa façon de manger des gĂąteaux dans nâimporte quel Ă©tal du coin et son utilisation chanceuse du mot des Ćufs lâinscrit dans la lignĂ©e de cette race cosmique de ceux qui habitent le District FĂ©dĂ©ral (aujourdâhui Mexico).
BelascoarĂĄn (jouĂ© par Luis Gerardo MĂ©ndez dans la sĂ©rie) est un personnage aimĂ© par beaucoup. Nous nous comptons sur cette liste. Nous avons lu les livres dans la vingtaine et cette version tropicalisĂ©e du Ne pas aller, si Ă©loignĂ©e de la maniĂšre nord-amĂ©ricaine de peindre des chercheurs inflexibles, sobres et sĂ©rieux. La magie de Taibo dans Belascoaran rĂ©side aussi dans sa capacitĂ© Ă incarner des personnages attachants et proches : de la rencontre drĂŽle et absurde avec GĂłmez Letras (Silverio Palacios), le plombier Watson avec qui aucun dĂ©tective privĂ© qui se respecte ne partagerait un bureau, ou Irene (Paulina GaitĂĄn), la fille Ă la queue de cheval, coureuse de voitures intrĂ©pide, qui comme dirait Shakira, nâest pas « lui ou nâimporte qui », ou le Gallo (LĂĄzaro Gabino RodrĂguez), cet autre spĂ©cialiste du caca qui proclamait quâun jour les canalisations de la ville seraient tellement surchargĂ©es que nous, les Chilangos, nous retrouverions ensevelis sous un tsunami de⊠eh bien, vous avez compris.
Aussi passionnantes que les aventures de Sherlock Holmes rĂ©solvant des Ă©nigmes Ă Londres Ă la fin du XIXe siĂšcle, rien de tel que de lire ou de regarder un roman policier oĂč le protagoniste marche sur des lieux que nous avons connus : CafĂ© La Habana, Alameda Central, les motels de Calzada Saragosse*. Un dĂ©tective qui voyage en transports en commun et fait face Ă des problĂšmes quâaucun Hercule Poirot nâa rencontrĂ©s auparavant, comme le fait que le canon de son revolver soit enterrĂ© dans ses Ćufs parmi la cohue du bus Ruta Cien parce quâil nâa pas ramassĂ© assez pour acheter un sac Ă bandouliĂšre.
Si BelascoarĂĄn nous a tellement captivĂ©s, câest aussi parce que ses ennemis sont ce que les Latino-AmĂ©ricains ordinaires craignent. Alors que Mike Hammer combat des complots communistes plus durs Ă croire quâun rapport gouvernemental, BelascoarĂĄn fait face Ă des policiers corrompus (y en a-t-il dâautres ?), Ă des patrons exploiteurs (y en a-t-il dâautres ?), Ă des groupes de choc crĂ©Ă©s par le gouvernement pour rĂ©primer les Ă©tudiants et Ă lâennui dâun mariage malheureux enlisĂ© dans les limbes de la classe moyenne la plus ambitieuse. La plupart des victoires de BelascoarĂĄn sont douces-amĂšres. Le dĂ©tective sait trĂšs bien que dans le grand schĂ©ma des choses, les forces du mal sont imbattables. Il est conscient que son combat est vain. Mais comme le disait AJ Muste : « Vous ne vous battez pas pour changer le monde, vous vous battez pour que le monde ne vous change pas. »
MalgrĂ© la douceur de notre dĂ©tective, il est aussi vrai quâil y a beaucoup dans ses pages qui ne peuvent pas ĂȘtre retracĂ©es telles quelles jusquâĂ la scĂšne, soit Ă cause du format vidĂ©o, soit Ă cause du temps dans lequel elle est adaptĂ©e. Le premier dâentre eux, peut-ĂȘtre le plus Ă©vident, est quâil sâagit de romans Ă©crits Ă la fin des annĂ©es 1970 ou au dĂ©but des annĂ©es 1980, et en tant que tels contiennent des exemples du machisme et de lâhomophobie qui Ă©taient les plus Ă©vidents Ă cette Ă©poque. En tant que bonnes Ćuvres de lâĂ©poque Ă©crites par un auteur masculin, une premiĂšre rencontre avec elles ne cesse de donner plusieurs maux de tĂȘte Ă ceux qui lisent dĂ©jĂ avec une perspective de genre. En ce sens, il a fallu choisir les combats quâil Ă©tait possible de mener pour mesurer lâempreinte du machisme et de lâhomophobie au sein des histoires et que notre dĂ©tective navigue dans des eaux plus proches des nĂŽtres.
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Un autre reflet du changement des temps est que le BelascoarĂĄn de la sĂ©rie doit tenir compte dâun facteur auquel sa version littĂ©raire nâa jamais eu Ă faire face : le dĂ©ficit dâattention que les 280 caractĂšres de Twitter, les 30 secondes de vidĂ©o de TikTok et les algorithmes qui rĂ©gissent plateformes de Streaming. Dans les romans, PIT II peut se permettre de consacrer un chapitre entier Ă lâhistoire dâun personnage secondaire ou dâen crĂ©er dâautres qui entrent et sortent de lâintrigue de temps en temps et avec des fonctions similaires, comme câest le cas des deux sĆurs dâHĂ©ctor dans le roman, qui a fini par nâĂȘtre quâElisa (Irene Azuela) Ă lâĂ©cran. La sĂ©rie demande dâaller droit au but : vous vous Ă©cartez un peu de lâintrigue principale et lâalgorithme vous souffle dĂ©jĂ dans le cou en vous rappelant que le public a autre chose Ă faire. Et il nâest pas commode de se battre avec les algorithmes, car on sait quâils finiront par conquĂ©rir le monde et faire de nous leurs esclaves.
Il est impossible de ne pas secouer le fandom qui pendant des annĂ©es a chĂ©ri un dĂ©tective qui est devenu une sorte de symbole national dans ce Mexique. Il est, ainsi, difficile de ne pas rompre avec lâapparence que lâon imagine que doit avoir un ou un protagoniste, avec les intrigues que lâon mĂ©morise textuellement, ou avec les personnages qui deviennent notre propriĂ©tĂ©, une propriĂ©tĂ© qui vit dans nos tĂȘtes et quâil y a dĂ©jĂ posĂ© ses meubles, comme un hĂŽte abusif mais agrĂ©able. Dâautant plus que, comme nous lâavons dit, BelascoarĂĄn est un personnage qui, tout au long de la saga des romans, passe dâun triste bureaucrate Ă un combattant pour les causes de la gauche. Une sorte de militant de lâaction directe qui semble souvent exister dans la vraie vie, mais qui au moins nous entoure depuis les pages de ses livres, films et sĂ©ries, dans ses multiples vies et invocations. Avec tout et baiser de judas, nous espĂ©rons que cette invitation Ă revisiter ou Ă rencontrer le dĂ©tective le plus chilango de tous soit une belle expĂ©rience.
*Un seul des scénaristes a mis les pieds dans un motel à Saragosse, mais pour ajouter au mystÚre, nous ne dirons pas qui.
SOURCE : Reviews News
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